Dossier Science & Vie magazine (juin 2004)...

 

Serpents; on sait enfin où ils sont nés!
par Kheira Bettayeb.
En comparant les gènes de dizaines d'espèces de reptiles, deux chercheurs viennent de mettre fin à une polémique vieille de cent trente ans: c'est bien sur la terre ferme, et non dans l'eau, que les serpents ont vu le jour!
 

Cela faisait plus de cent trente ans que le débat sur l'origine des serpents faisait rage. Comment sont apparus sur Terre ces étranges animaux sans pattes qui se déplacent en rampant ? D'un côté, les partisans d'une origine terrestre clamaient haut et fort que l'ancêtre des 2 700 espèces actuelles de serpents était un lézard apparu sur la terre ferme et qui avait perdu ses pattes il y a 150 millions d'années. De l'autre, les défenseurs d'une origine marine arguaient que cet ancêtre tant recherché était en fait un reptile marin, le mosasaure, un monstre de plus de 10 mètres de long disparu il y a 65 millions d'années et doté sur aussi de pattes... Mais au début de l'année, après avoir en partie décrypté l'histoire de l'évolution naturelles des reptiles, le Français Nicolas Vidal, du Muséum national d'histoire naturelle, et l'Américain Blair Hedges, de l'université de Pennsylvanie, ont annoncé avoir résolu l'énigme: "Nos résultats montrent clairement que l'ancêtre des serpents ne pouvait être que terrestre", triomphe Nicolas Vidal. "Cette thèse de l'origine terrestre était en fait acceptée par la majorité des biologistes il y a encore une dizaine d'années, ajoute-t-il. Mais en 1997, celle d'une origine marine est revenue spectaculairement sur le devant de la scène scientifique." A cette date, en effet, l'Australien Mike Lee et le Canadien Michael Caldwell étudièrent, à 20 km au nord de Jérusalem, le fossile d'un serpent marin avec de minuscules pattes arrières qu'ils présentent comme le chaînon manquant entre le mosasaure et les serpents. Baptisé Pachyrhachis problematicus, comme pour souligner, non sans ironie, le renouveau de la controverse, cet animal semblait accréditer la thèse d'une origine marine...

 

CHRONOLOGIE

1862-

En analysant le fossile d'un reptile marin doté de pattes qui vivait il y a 65 millions d'années, le paléontologiste américain Edward Drinker Cope affirme l'origine marine des serpents.

1923-

Le naturaliste américain Charles Camp étudie la morphologie des lézards actuels et de fossiles et suggère que le premier serpent vivait sur... la terre ferme.

1997-

L'Australien Mike Lee et le Canadien Michael Caldwell trouvent un lien possible avec le mosasaure: un serpent fossile doté de pattes arrière, appelé Pachyrhachis problematicus. On revient à la thèse de l'origine marine.

Février 2004-

L'Américain Blair Hedges et le Français Nicolas Vidal comparent les gènes de plusieurs espèces de reptiles et tranchent en faveur de l'origine terrestre.

Recenser tous les lézards!
Une conclusion aujourd'hui contredite par les travaux de Nicolas Vidal et Blair Hedges. Pour cela, ils ont fait appel à une puissante technique, beaucoup plus moderne, qui permet d'établir les relations de parenté entre espèces en comparant leur ADN: la phylogénie moléculaire. Concrètement, à l'aide de méthodes statistiques, les chercheurs ont comparé deux gènes particuliers -RAG1 (un gène codant pour une protéine recombinant l'ADN) et C-mos (le gène d'une molécule indispensable à la formation de l'ovule)- de 64 espèces vivantes de reptiles répartis parmi 19 familles de lézards et 17 des 25 familles actuelles de serpents. Pour la solidité de l'étude, il était en effet nécessaire d'analyser toutes les familles de lézards recensées. "On n'avait pas le choix, explique Nicolas Vidal. Chaque famille de lézards était susceptible d'être celle de l'ancêtre des serpents. Et si nous avions omis ne serait-ce qu'une seule d'entre elles, notre arbre aurait pu être erroné..." En revanche, l'analyse génétique d'une seule famille de serpents aurait fait l'affaire; oui, mais les chercheurs ont voulu faire d'une pierre deux coups: non seulement étudier l'origine des serpents, mais aussi les classer entre eux. Car la génétique de ces reptiles est encore très mal connue... "Si la technique de phylogénie moléculaire est pratiquée depuis près de trente ans, souligne Nicolas Vidal, jamais personne n'avait songé à l'utiliser sérieusement pour les serpents!" Il faut dire que la tâche est particulièrement délicate.
Photo.Bill.Love 

Exit le Mosasaure...

"Le plus difficile a été de collecter l'ADN des 64 espèces étudiées", assure le biologiste français. Et pour cause: un grand nombre de ces reptiles sont des animaux rares, existant seulement dans des contrées reculées... "L'animal le plus difficile à obtenir a été une espèce de boa dite Casarea dussumieri, l'un des serpents les plus rares au monde dont la population sauvage se limite à quelque 100 individus vivant uniquement dans l'île Ronde au large de l'île Maurice", confie Nicolas Vidal. Au bout de leur traque à l'échelle mondiale, les chercheurs ont ainsi dressé la première représentation graphique de l'histoire évolutive des serpents. Et que montre cet arbre d'évolution ? "Que, contrairement à ce que l'on pensait jusqu'ici, les serpents ne sont pas les cousins des varanoïdes, un groupe particulier de lézards, dont l'un des représentants actuels est l'imposant dragon de Komodo, ce reptile de près de 2,50m qui vit dans les îles du Sud de l'Indonésie, explique le chercheur. De quoi envoyer illico au placard la thèse de l'origine marine!"

Pour comprendre leur raisonnement, il faut savoir que les varanoïdes sont aussi le groupe dans lequel les biologistes classent traditionnellement... le fameux mosasaure que la thèse de l'origine marine présente comme l'ancêtre des serpents! Donc, en excluant les serpents des varanoïdes, les chercheurs ont rompu tout lien de parenté entre les serpents et le mosasaure. Ce reptile marin ne peut donc être l'ancêtre des serpents... et la thèse de l'origine marine énoncée dès 1869 par le naturaliste Edward Drinker Cope ne tient plus!

Question cependant: les serpents ne peuvent-ils pas descendre d'un animal marin autre que le mosasaure ? Cela laisserait la porte encore ouverte à l'hypothèse d'une origine marine.

"Impossible, rétorque Nicolas Vidal. Car tous les reptiles contemporains du mosasaure, donc susceptibles d'être le fameux ancêtre des serpents, vivaient sur la terre ferme..."

Autre question: et si le mosasaure n'appartenait pas, après tout, au groupe des varanoïdes ?

C'est ce que suggère aujourd'hui l'Australien Mike Lee.

UNE BRANCHE A PART

En excluant les serpents de la branche des lézards dits varanoïdes, à laquelle appartient le mosasaure, les chercheurs ont montré que ce reptile marin n'est pas l'ancêtre des serpents, comme on l'a longtemps cru. leur ancêtre serait terrestre, même s'il n'a pas encore été identifié.

 Zoom

 

Il ne reste plus maintenant qu'à savoir quel fut l'ancêtre de tous les serpents...
 

"Cela sauverait à coup sûr l'hypothèse d'un ancêtre marin tout en prenant en compte notre résultat, reconnaît Nicolas Vidal. Sauf que Mike Lee a publié lui-même plusieurs études montrant que la famille des varanoïdes devait inclure le mosasaure..." Tous les éléments semblent donc aujourd'hui réunis pour affirmer que c'est bien sur la terre ferme que les serpents ont perdu leurs pattes.

Mais il reste un problème en suspend: qui est ce fameux ancêtre des serpents ?

L'arbre phylogénique établi par les deux biologistes ne dit rien sur ce point pourtant fondamental... "En fait, cette étude n'est que la première phase d'un travail plus large, précise Nicolas Vidal. Ici, notre but était juste d'exclure la thèse marine. Ce qui est désormais fait et inattaquable. La seconde étape, elle, consistera à déterminer l'identité de l'ancêtre le plus proche, qui sera forcément terrestre!"

Photo.Bill.Love
Ramper: un avantage sélectif

Comment les chercheurs comptent-ils s'y prendre ? Pour quand le résultat ?

Sur ces points, concurrence oblige, le chercheur ne dira rien. Mais peu importe. Car savoir que l'ancêtre était terrestre suffit pour commencer à réfléchir à une autre question qui taraude les biologiste depuis sans doute aussi longtemps que celle relative à l'origine des serpents. A savoir: pourquoi ces reptiles ont-ils perdu leurs pattes au cours de l'évolution ? Selon Nicolas Vidal, ces membres ont disparu, justement, à cause du mode de vie terrestre de l'ancêtre: "pour chasser, cette créature devait sûrement s'enfoncer sous la terre et se faufiler dans d'étroites galeries à l'intérieur desquelles les membres gênent plus qu'ils ne servent. D'où sans doute leur abandon progressif au cours du temps." La reptation, ce mode de locomotion très original développé par les cobras, vipères et autres crotales, se serait ainsi révélé un avantage sélectif déterminant pour ce lointain ancêtre, lui permettant d'exploiter une niche écologique jusqu'ici inoccupée. Une thèse à vérifier une fois que l'on en saura plus sur cet ancêtre mystérieux...

"La phylogénie moléculaire donne des résultats solides"

Les résultats obtenus ici en faveur d'une origine terrestre des serpents sont très solides car ils dérivent de l'analyse de gènes d'un grand nombre de reptiles par la méthode de phylogénie moléculaire, une technique qui présente d'énormes avantages par rapport à la simple analyse des traits morphologiques. Notamment, elle permet d'obtenir des résultats moins ambigus, car il est plus facile d'analyser objectivement des gènes que des caractères morphologiques. Mais attention: aussi robuste soit-elle, cette étude ne clôt pas encore définitivement le débat sur l'origine des serpents. Des artefacts expérimentaux sont toujours possible, surtout dans le cas de gènes qui ont beaucoup évolué. D'où la nécessité de vérifier les résultats avec d'autres gènes. Les conclusions des chercheurs doivent donc être soumises à d'autres tests qui les confirmeront ou révéleront une situation plus complexe. Quoi qu'il en soit, les travaux de Nicolas Vidal et de Blair Hedges ouvrent une nouvelle voie de recherche, qui fait revivre une question ancienne.

Sylvie Mazan, directrice de l'équipe CNRS, Évolution et développement des vertébrés, Paris-Sud.