Cahier science du Figaro magazine (21)...

 

La nouvelle mine des biologistes: LES GRENOUILLES,

par Louis-Philippe KNOEPFLER du CNRS

 

Elles sont d'extraordinaires laboratoires naturels

Les grenouilles ne finissent pas de fasciner les médecins: ainsi, la découverte de certaines propriétés de leur corps a déjà permis le remède idéal pour soigner les ulcères. -par Yves Christen-

Les savants, c'est bien connu, ont quelques animaux fétiches: la mouche drosophile pour les généticiens, le rat pour les pharmacologues, la souris pour les immunologistes, etc. A ce florilège, il convient désormais d'ajouter l'un des plus extraordinaires laboratoires naturels qui existe sur la planète: la peau de grenouille.

Il y a quelques années, biologistes moléculaires, biochimistes, gastro-entérologues et autres rhumatologues ont découvert cet étrange gisement. Et, depuis, ils ne tarissent pas d'éloges à son égard.

 

A l'origine de cet engouement, quelques expéditions en Amérique du Sud, à la recherche de merveilleuses grenouilles que les zoologistes rangent dans la famille des dendrobatidés. Des joyaux vivants. Mais aussi des poisons mortels. Quelques récits de voyageurs rapportent que les indigènes connaissent depuis longtemps leur pouvoir toxique. Ils les capturaient, les stockaient dans de grosses cannes creuses pour les en extraire de temps à autre. Le malheureux animal était alors empalé jusqu'à ce que, sous l'effet de la souffrance, il exsude par la peau un liquide gluant dont les indigènes imprégnaient leurs flèches. Une grenouille suffisait à en empoisonner jusqu'à cinquante! Les indiens actuels semblent torturer un peu moins leurs spécimens; certains se contentent de frotter leurs fléchettes contre la peau des animaux sans autre forme de supplice.

Pour le biologiste, les poisons constituent des moyens infiniment précieux pour comprendre l'organisme. C'est en les utilisant que l'on a élucidé le mécanisme de la transmission de l'influx nerveux des nerfs aux muscles. C'est la raison pour laquelle les chercheurs se sont précipités sur la peau de grenouille sitôt qu'ils en ont connu les curieuses propriétés. Ils n'ont guère tardé à identifier certains de ces poisons: ils font partie du groupe chimique des alcaloïdes qui comprend de nombreux médicaments connus.

Le biologiste Charles Myers et son collègue chimiste John Daly font, en ce domaine de la recherche, figure de leaders. Ils se souviennent de leurs premières études: "Nous avons récolté ces grenouilles dans tous leurs habitats à travers toute l'Amérique tropicale afin d'analyser leurs sécrétions défensives. Le résultat de ce travail a été la découverte d'une douzaine d'espèces nouvelles de grenouilles toxiques et de plus de deux cents nouveaux alcaloïdes représentant au moins cinq classes de composés distincts."

Tout ce précieux matériel a été évidement étudié avec le plus grand soin: "Les recherches chimiques sur les alcaloïdes des grenouilles furent entreprises à l'institut américain pour l'arthritisme, le métabolisme et les maladies digestives au début des années 1960, sur l'initiative de Bernard Witkop." Voilà qui témoigne de l'intérêt du corps médical. Mais les techniques de pointe en matière d'analyse ont aussi été utilisés: "Au cours de ces deux dernières décennies, la contribution d'Isabella Karle, spécialiste de le diffraction des rayons X au laboratoire de recherche navale et celle de Takashi Tokuyama, chimiste à l'université d'Osaka, furent parmi les plus importantes." Des recherches complexes qui débouchent sur une meilleures connaissance des médicaments: "L'intérêt de connaître les mécanismes d'action de chaque classe d'alcaloïdes sécrétés parce animaux est primordial dans le domaine de la pharmacologie. Edson Albuquerque, de l'école de médecine du Maryland, a été le pionnier des recherches de ce type."

Des recherches fort payantes pour la science fondamentale car elles ont permis notamment d'élucider le mécanisme par lequel certaines substances passent au niveau des membranes des cellules.

Les poisons alcaloïdes ne sont pas les seuls produits contenus dans la peau de grenouille qui passionnent les chimistes. Curieusement, ces animaux semblent avoir tout ce qu'il faut pour correspondre à la mode actuelle en matière scientifique.

Aujourd'hui, les molécules qui intéressent le plus les biologistes ne sont plus tellement les alcaloïdes, mais deux groupes de substances qui jouent un rôle fondamental dans tout l'organisme: les peptides et les prostaglandines.

Les premières sont devenues très populaires quand on s'est aperçu que certains peptides que nous possédons ont la même action quel la morphine (notamment pour calmer la douleur): ce sont les fameuses endorphines aujourd'hui bien connues du public. Or, il se trouve que sur la peau des grenouilles existent aussi des peptides intéressants. Certains ont même un effet très important au niveau du tube digestif.

L'antiulcère idéal

Quant aux prostaglandines, autres substances qui interviennent un peu partout et dont l'étude a permis de créer des médicaments abortifs, anti-inflammatoires, antiallergiques, etc., les grenouilles les utilisent aussi. Et cela d'une manière plus que curieuse.

Il y a quelques mois, un chercheur indonésien a découvert, presque par hasard, dans une mare du Queensland (en Australie), une petite grenouille grise et blanche de trois centimètres et demi de long. L'animal a été baptisé Rheobatrachus silus. C'est une sorte de chaînon manquant dans la généalogie des grenouilles. Donc un spécimen intéressant pour les zoologues. Mais il devient encore plus intéressant quand les chercheurs qui en élevaient observèrent dans la bouche de ces animaux deux bébés grenouilles. On s'aperçut ainsi qu'il pratiquait la grossesse gastrique: il élevait sa progéniture dans son estomac! Curiosité de la nature ? Plus que cela: car l'estomac contient un suc très acide et donc très corrosif. Comment expliquer que les oeufs puissent y survivre ? Réponse: les oeufs en question contiennent une substance bien connue des biochimistes appelée la prostaglandine PGE2. C'est le plus puissant anticacide connu. L'antiulcère idéal.

Du coup, les laboratoires qui commercialisent le médicament le plus prescrit contre les ulcères, les laboratoires SKF, s'intéressent à la grenouille australienne. Ils financent les recherches de Michael Tyler, découvreur de ce cas de grossesse gastrique.

L'animal pourrait d'ailleurs bien plus qu'un médicament potentiel. On soupçonne aussi que les oeufs puissent produire un antivomitif puisque les mères ne les vomissent pas!

Voilà qui justifie l'engouement actuel pour le terme Rheobatrachus silus. Un engouement qui, hélas! semble se heurter à un obstacle de taille: la grenouille en question, fort rare, est en voie de disparition et se reproduit mal en laboratoire. Espérons qu'elle ne disparaîtra pas de la surface de la Terre avant d'avoir livré l'essentiel de ses secrets.

La grenouille qui pratique la grossesse gastrique

Cette bizarrerie de la nature passionne autant les médecins que les zoologistes car, pour que l'acide de son estomac ne détruise pas sa progéniture, elle fabrique un médicament naturel qui pourrait être l'antiulcère idéal.

Ces animaux sont de véritables joyaux vivants

On croyait tout savoir sur elles. Mais aujourd'hui encore, les chercheurs s'étonnent de l'incroyable diversité de leurs formes, de leurs couleurs, de leurs chants et de leurs amours -par Louis-Philippe KNOEPFLER-

Pour la plupart des gens, le monde des grenouilles et des crapauds n'a rien de très spectaculaire. On songe à de petits animaux, terrestres, peu voyants, souvent nocturnes, qui n'attirent l'attention que durant la période de reproduction par leur chant collectif étourdissant. Tel est effectivement le cas de plusieurs espèces.

Mais beaucoup d'autres montrent une panoplie de formes et de couleurs, une variété de comportements telles quelles forcent l'admiration. Certains spécimens sont même impressionnants. Telle la grenouille Goliath du Cameroun qui peut atteindre quarante centimètres!

Ou la grenouille velue des rivières africaines dont les mâles possèdent des "poils". Ou encore les grenouilles Pipa de l'Amazone au corps aplati en punaise, aux doigts en étoile et munies d'alvéoles dorsales contenant les jeunes.

D'autres encore se signalent par des livrées spectaculaires et des couleurs vives dont les fonctions varient selon le mode de vie et le milieu. Quelquefois elles permettent à l'animal de "disparaître" sur fond de feuilles mortes, par exemple. Alors que ces espèces sont très voyantes sur un fond neutre, elles s'épanouissent dans leur milieu naturel. Bon exemple de ce type de coloration: le grand Bufo superciliaris de la forêt africaine dont seule les pulsations de la glotte dénonce la présence sur la litière de la forêt et que les sorciers utilisent encore actuellement pour son venin extrêmement abondant et virulent. Dans certaines régions l'espèce inspire la plus vive terreur aux habitants.

En règle générale, les livrées criardes revêtues par les amphibiens ont valeur d'avertissement : "Attention, je suis dangereux." Les sécrétions produites par les glandes enchâssées contiennent des substances toxiques nombreuses et fort complexes.

Les amphibiens sont nés dans des régions chaudes; ce qui explique leur répartition actuelle. Leur nombre diminue rapidement au fur et à mesure qu'on s'éloigne de l'équateur et seules une dizaine d'espèces sur les quelques trois mille connues actuellement atteignent des latitudes élevées.

Les batraciens sont souvent amphibies; c'est à dire qu'ils vivent alternativement dans l'eau et à terre comme notre grenouille verte. Ils peuvent être carrément terrestres et s'éloigner à plusieurs kilomètres de leur mare natale qu'ils rejoignent avec n sens infaillible de l'orientation à la période de reproduction comme le font la plupart des crapauds. Parfois fouisseurs, ils vivent alors dans les milieux meubles à plusieurs décamètres de profondeur, dont ils sortent la nuit pour s'alimenter. C'est le cas des grands pyxicépales africains dont on dit que les mâles défendent leurs têtards avec la dernière énergie, attaquant sans hésiter de leurs petites dents pointues la trompe d'un éléphant s'abreuvant trop près d'un banc de têtards.

La grande parade de la nature

Cette grenouille multicolore est une des deux mille six-cents espèces d'amphibiens anoures.

 

Des ventouses pour "l'escalade"

Certains de ces fouisseurs possèdent sous leurs pattes postérieures des tubercules articulaires transformés en socs qui leur permettent de s'enfouir dans le sable en quelques secondes. De très nombreuses espèces vivant sur les arbres ont les phalanges terminales munies de ventouses leur permettent une escalade aisée et le maintient dans des positions invraisemblables. Ces formes "aériennes" occupent tous les biotopes redressés possibles des graminées à la cime des arbres. Une espèce originaire des Indes orientales présente une palmature des pattes si développée qu'elle permet à l'animal de s'élancer en vol plané d'un arbre à l'autre et joue ainsi le même rôle que la membrane portante des écureuils volants.

L'alimentation des têtards est très variée selon les espèces et s'étend du film bactérien flottant à la surface de l'eau à la chair de petits poissons vidés de leur substance à la manière dont procèdent les lamproies en passant par le plancton, les algues et tous les détritus et autres cadavres susceptibles d'être ingérés et qui sont happés, râpés par des bouches cornées et dentées.

Les amphibiens métamorphosés, en revanche, ne consomment pratiquement que des proies vivantes dont le spectre va des microarthropodes aux petits mammifères.

Tous les anoures chantent et leur chant est extrêmement varié dans sa périodicité, sa forme, sa durée, son intensité. Il est propre à chaque espèce, ce qui permet une identification à distance souvent aisée. Le chant joue un rôle essentiel dans le processus de reproduction. Les mâles viennent à l'eau presque toujours avant les femelles et attirent celles ci en chantant à des distances pouvant atteindre plusieurs kilomètres. Cette période peut durer plusieurs jours. Avant la ponte, de nombreux anoures cessent complètement de chanter. D'autres chantent pendant toute la période d'activité, les émissions vocales jouant un rôle dans le comportement territorial. Dans ce cas, le chant est également diurne alors qu'il est à peu près exclusivement nocturne dans le chant sexuel. La plupart des espèces émettent également d'autres sons, tel le cri de rivalité ou le cri de détresse, ce dernier, commun aux deux sexes, faisant mentir l'ironique sentence: "Heureux sont les crapauds car leurs femelles sont muettes."

L'accouplement, qui peut avoir lieu dans l'eau ou au sec selon les espèces, s'effectue essentiellement selon deux modes: accouplement axillaire au cours duquel le mâle juché sur le dos de la femelle passe le bras sous les aisselles de celle-ci, les mains se joignant sur la poitrine lorsque les bras sont assez longs ou accouplement lombaire au cours duquel le mâle passe les bras sus les aines de la femelle, les mains ou même les avant-bras chez les espèces à taille fine se rejoignant dans la région pubienne. L'accouplement est facilité chez beaucoup d'espèces à peau lisse et visqueuse par l'apparition en période de reproduction sur les membres antérieurs, la poitrine ou la gorge du mâle de petites excroissances qui régressent ou disparaissent après la ponte. La fécondation des oeufs s'effectue généralement à l'extérieur de l'organisme. Les oeufs expulsés du cloaque sont ensemencés au passage par le mâle. Dans certains cas, cette fécondation est quelque peu différée, le mâle arrosant après le départ de la femelle les oeufs déposés au sol. La fécondation peut cependant être interne chez les espèces dont les jeunes sont déposés à l'état parfait, mais dont les larves se développent au sein de l'organisme maternel en assimilant les substances vittelines de l'oeuf ou celles dont les larves se nourrissent au détriment du liquide intra-utérin sécrété par la mère.

On peut distinguer des pontes collectives et des pontes individuelles. Dans le cas de pontes collectives, plusieurs milliers d'individus se réunissent dans une nappe d'eau et les étreintes se concluent au hasard, les mâles en rut saisissant tout ce qui passe à leur portée. Mais lorsqu'un mâle chevauche accidentellement n autre mâle, celui-ci émet un cri particulier qui signifie "Je ne suis pas celle que vous croyez" et l'agresseur lâche prise. On rencontre souvent des mâles chevauchant des objets inertes ou même des poissons. Le réflexe d'étreinte tétanise leurs muscle et leur interdit de réparer leur erreur. D'autres fois une femelle est chevauchée par plusieurs mâles à la fois, ce qui peut entraîner sa noyade. Mais chez beaucoup d'espèces, le mâle attire une femelle isolée qui vient le rejoindre et avec laquelle il s'accouple sans participer à la folie collective commune chez les crapauds et beaucoup de grenouilles.

Oeufs libres, uniques, en petit nombre ou par milliers, agglutinés en petits paquets et en grosses masses, alignés en cordons sur un rang ou deux, accrochés aux pierres, aux plantes aquatiques submergées ou collés aux feuilles aériennes librement ou au sein d'une gangue protectrice, déposés dans l'eau ou dans le sol ou encore sur le dos des femelles, avalés par les mâles qui les conservent dans leurs sacs vocaux ou par les femelles qui les incubent dans leur estomac, abrités par des poches marsupiales dorsales ou ventrales ou gardés dans l'utérus jusqu'à la naissance de jeunes à l'état parfait, les anoures ont exploré toutes les possibilités que leur donne la nature.

Anne-Marie Sybille Merian (1647-1717), fille du célèbre graveur Matthaüs Merian, dessinatrice réputée et intrépide naturaliste en jupons nous a laissé la première description de l'incubation dorsale chez Pipa pipa, le "crapaud du Surinam". Les oeufs sont logés dans des alvéoles qui boursoufflent la peau du dos. La ponte des oeufs n'est connue que depuis 1960 et s'effectue au cours d'un spectaculaire ballet aquatique, suite de retournements d'Immelmann (si on peut comparer une figure de voltige aérienne à une acrobatie subaquatique) pendant la phases inversée desquels les oeufs expulsés du cloaque sont projetés sur le ventre du mâle, puis fécondés et plaqués sur le dos de la femelle au cours de la phase de plongée vers le fond. Les jeunes à l'état parfait, mais en modèle réduit, quittent le dos de la femelle environ trois mois plus tard. Pendant les deux premiers mois de leur développement, ils exploitent leurs réserves vitellines puis se nourrissent de particules en suspension.

 

Pour vivre heureux, vivons cachés

Contrairement aux batraciens venimeux, cette grenouille grise arboricole (Hyla versicolor) pratique le mimétisme: elle se fond tellement bien sur l'écorce des arbres qu'on ne peut pas la voir.

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

Document : nos ancêtres amphibiens les têtards

Un pied dans l'eau, l'autre sur la terre : la longue adaptation des amphibiens, véritables fossiles vivants, raconte une histoire de la vie qui débouche sur les origines même de l'homme -par Claude NURIDSANY et Marie PERENNOU-

Le 22 décembre 1938, au large de la côte orientale de l'Afrique du Sud, un bateau de pêche captura un poisson inconnu, long d'un mètre cinquante environ. il s'avéra qu'il appartenait au groupe des coelacanthes, que l'on croyait disparu depuis soixante-cinq millions d'années! Ce "fossile vivant" est peut être un authentique cousin des poissons intrépides qui tentèrent l'aventure terrestre. Ses nageoires, puissantes et lobées, ont déjà l'infrastructure de véritables pattes locomotrices. Mais son évolution s'est arrêtée depuis la fin du primaire et, comble de l'ironie, il ne se plaît que dans les profondeurs de l'océan!

Un grand nombre de poissons fossiles ont été proposés comme candidats au titre d'"ancêtres des tétrapodes", chaque école briguant pour son protégé cet insigne honneur. Dans la première moitié du XIXe siècle furent découverts de curieux poissons, les dipneustes, qui allaient ébranler la classique distinction entre poissons -dotés de nageoires e de branchies- et tétrapodes -campés sur les pattes et respirant à l'aide de poumons-. C'est que les dipneustes arborent insolemment deux accessoires essentiels à la panoplie du parfait terrestre: les poumons! Les espèces des lacs africains et sud-américains peuvent survivre jusqu'à deux ans lorsque leur milieu s'assèche, se recroquevillant sous la vase et respirant l'oxygène de l'air au travers d'un étroit conduit qui communique avec la surface. Pour certains paléontologues, ces champions de la respiration aérienne seraient les plus proches parents aquatiques des tétrapodes.

Fort heureusement, les seuls témoignages de cette grande épopée de la sortie des eaux ne sont pas réduits aux restes pétrifiés des poissons fossiles ou à quelques extravagantes créatures exotiques. La plus brillante évocation de ce moment charnière de l'histoire du vivant nous est racontée par un guide bien modeste: le têtard. Sa longue queue musculeuse, ses branchies internes qui captent l'oxygène dissout dans l'eau évoquent irrésistiblement l'archétype même du vertébré aquatique: le poisson. Du "modèle poisson", le têtard a même hérité d'un système récepteur très spécifique, le système latéral. Grâce à de minuscules cils sensoriels sensibles au moindre déplacement de l'eau, l'animal est constamment informé de la direction et de la force des courants. Il bénéficie de la sorte d'un véritable "tact à distance" puisqu'il peut déceler sans même l'avoir vu l'approche d'un corps mobile par les mouvements de liquide qu'engendre son déplacement.

Mais cet organisme si bien conformé pour les exigences de l'eau va connaître de tumultueux revirements. Ce sont d'abord deux moignons blanchâtres qui pointent à l'arrière du corps, venant rompre la belle silhouette hydrodynamique de l'animal, bientôt transformés en longues pattes sauteuses. Puis du jour au lendemain, ce sont deux pattes antérieures déjà parfaitement formées qui viennent flanquer la tête. Les événements se précipitent, l'organisme du têtard étant comme saisi par une fièvre de transformation, qui va le remodeler de fond en comble. La masse musculaire de la queue par suite d'un véritable processus d'"autodigestion". Les matériaux des tissus désintégrés sont transportés en d'autres endroits du corps, où de nouvelles structures s'édifient, par des cellules phagocytaires mobiles. L'animal cesse de s'alimenter pendant que la bouche, les mâchoires et le tube digestif sont entièrement remaniés. Enfin, les branchies se résorbent pour laisser place à une paire de poumons fonctionnels qui contraignent désormais l'animal à faire périodiquement provision d'air à la surface de l'eau. Traînant un maigre moignon de queue, éphémère souvenir de son existence aquatique, la minuscule grenouille gravit la rive de l'étang, s'arrachant à son milieu d'origine pour affronter l'univers terrestre. Les conditions qui règnent au sol sont tellement différentes que celles qui prévalent sous l'eau que tout se passe comme si soudain la grenouille devait changer de planète. Alors que la masse du têtard était soutenue par l'eau environnante, du fait de la poussée d'Archimède, la grenouille à terre doit supporter seule le poids de son corps grâce à la solide charpente osseuse de sa colonne vertébrale et de ses membres. L'air transmettant les sons beaucoup moins bien que l'eau, la grenouille doit posséder des tympans très sensibles pour percevoir les bruits ambiants. Enfin, pour protéger ses yeux de la poussière et de la dessiccation, elle a acquis des paupières et des glandes lacrymales qui les maintiennent constamment humides. Un point favorable dans ce difficile transfert de la vie aquatique à la vie terrestre: l'air contient plus de 20% d'oxygène tandis que la quantité d'oxygène dissoute dans l'eau est inférieure à 1%. Les processus respiratoires s'en trouvent facilités d'autant.

Les multiples avatars qui jalonnent le développement du têtard retracent, en un raccourci saisissant, l'époque héroïque où la vie faisait ses premiers pas hors de l'eau. Cette similitude n'a rien d'une coïncidence. Chez nombre d'espèces actuelles on trouve des structures embryonnaires qui sont considérées comme des vestiges d'organes essentiels à d'autres formes de vie préexistantes. Ainsi, l'embryon humain porte-t-il durant un stade fugace des branchies rudimentaires, "souvenir biologique" de ses ancêtres aquatiques, les poissons. Chez les grenouilles, c'est durant la phase larvaire, le stade têtard, que l'on retrouve de nombreuses structures propres aux poissons, leurs plus proches ascendants.

Grenouilles, crapauds, tritons et salamandres constituent la classe des amphibiens encore appelée batraciens. Ils sont les héritiers directs de nos amphibiens de l'ère primaire qui "inventèrent", bon gré, mal gré, l'art de vivre sur terre. Ces formes révolutionnaires ne constituaient qu'une étape de transition permettant à la lignée des vertébrés de faire un premier pas dans la colonisation du milieu aérien. A ce titre ils tenaient plus du "poisson amélioré" que de l'animal terrestre véritable.

Les amphibiens d'aujourd'hui ont hérité pour une bonne part de ces défauts de jeunesse que connaissent inévitablement tous les "nouveaux modèles" avant d'être parfaitement au point. Ils sont restés à mi-parcours de la victoire terrestre. Un pied dans l'eau, un pied à terre. Une voiture amphibie a l'avantage de franchir les rivières mais elle roule beaucoup moins vite qu'une vraie automobile et navigue moins bien qu'un bateau. De la même façon, les amphibiens nagent moins bien que les mammifères.

Il est un moment clé dans la vie des amphibiens où la tyrannie de l'eau pèse de tout son poids, c'est la saison des amours. Aux premiers beaux jours, chaque point d'eau -étang, mare, ou même simple abreuvoir- est le point d'aboutissement de grandes migrations. C'est un véritable "pèlerinage aux sources" qu'effectuent grenouilles, crapauds, tritons et salamandres lorsqu'ils se rendent à leurs noces aquatiques. Nés dans l'eau, c'est à l'eau qu'ils reviennent au moment de perpétuer l'espèce. Leurs oeufs, entourés entourés par une membrane adhésive gélatineuse qui gonfle au contact de l'eau dès qu'ils sont pondus, ne peuvent se développer que dans un environnement aquatique, à défaut de quoi ils se dessèchent et pourrissent rapidement. Les amphibiens payent leur statut de pionniers de la conquête terrestre en pondant dans l'eau comme de vulgaires poissons. Ce "passage obligé" par l'eau qu'exigent leur reproduction et leur vie larvaire est sans nul doute leur plus lourd handicap. Celui qui les empêche d'être des terrestres à part entière.

Les phénomènes de la métamorphose , qui revêtent une telle importance dans le milieu des amphibiens, se compliquent parfois d'anomalies capables de dérouter les biologistes les plus sagaces. En 1864, pendant la campagne du Mexique, fut rapporté au Muséum de Paris un étrange trophée de guerre: une trentaines d'urodèles totalement dépourvus de paupières, portant derrière la tête une belle couronne de branchies rouge corail, qui avaient tout à fait l'allure de larves, à cette nuance près qu'ils atteignaient la longueur impressionnante de trente centimètres. Et ces larves géantes que les mexicains nommaient "axolotls", poussaient le paradoxe jusqu'à se reproduire sans jamais se métamorphoser! Deux années plus tard -les scientifiques avaient eu le temps de baptiser cette espèce nouvelle et déconcertante du doux nom de siredon mexicanus- quelques amphibiens de la seconde génération eurent le mauvais goût de se métamorphoser ... en une salamandre terrestre bien connue en Amérique du Nord: l'ambystome tigre! L'ambystome peut donc, selon les circonstances, se métamorphoser en forme terrestre adulte ou bien se reproduire à l'état larvaire. Pour désigner cette dernière capacité, les biologistes ont créé le mot "néoténie", qui signifie étymologiquement "jeunesse prolongée".

La néoténie ne privilégie pas fatalement les caractères régressifs, comme c'est le cas chez l'ambystome. La capacité, pour une espèce, de se reproduire tout en conservant, à l'âge adulte, certains caractères juvéniles, est même un des moteurs de l'évolution. L'homme, par exemple, conserve toute sa vie de nombreux caractères qui, dans le développement du chimpanzé et des autres primates, apparaissent de nature strictement juvénile, telle une très grosse tête (et un gros cerveau) par rapport au corps. Ce trait néoténique lui a finalement donné un avantage considérable sur le chimpanzé. Les amphibiens n'ont guère évolué depuis la préhistoire. Ils font figure de "fossiles vivants". Leurs deux mille huit cents espèces ne font pas le poids face aux huit mille six cents espèces d'oiseaux et aux six mille espèces de mammifères.

Ils on apporté deux atouts maîtres menant à la vie terrestre: la patte et le poumon, sans toutefois trouver le moyen de se reproduire hors de l'eau. En "inventant" l'oeuf amniotique, les reptiles ont assuré le triomphe des vertébrés terrestres. Oeuf "révolutionnaire", protégé par une coquille rigide, capable de se développer à terre, l'embryon baignant dans une poche remplie de liquide, faisant office de "mare miniature". Dès lors, la voie était ouverte aux oiseaux, aux mammifères, à l'homme, ce lointain fils de l'eau.

Des têtards en cours de métamorphose

Ces foetus d'amphibiens ressemblent d'abord à des poissons avant de se métamorphoser en grenouille. Au fur et à mesure du développement on voit apparaître deux pattes, puis quatre, tandis que la queue finira, chez l'animal en train de devenir adulte, par se résorber complètement.

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

Du haut vers le bas:

 

Centrolenetta colymbiphyllum, Photo. Michael Fogden.

 

Hyla picturata, Cet animal est voisin de notre rainette verte Hyla arborea. Contrairement à ce que l'on pense généralement, les rainettes sont bien plus proches des crapauds que des grenouilles. Photo. G. Porter / Rapho.

 

Dendrobates pumilio, Comme tous les autres représentants du genre dendrobates, ce petit animal est aussi joli qu'il est toxique. Photo. M. Fogden.

 

Dendrobates histrionicus, La grenouille est tellement toxique qu'aucun carnivore ne se hasarderait à essayer de laconsommer. Photo. J.T. Collins / Rapho.

 

Rheobatrachus silus, Photo. J.L. Gillot.

 

"Grenouille multicolore", Photo. Nuridsany Perennou.

 

Hyla versicolor, Photo. J. Lepore / Rapho.

 

Pipa pipa, Illustration: Maria Sybilla Merian "Metamorphosis insektorum surinamensium". (Hors dossier)

 

"Têtard", Photo. C. Nuridsany.

"Têtard", Photo. M. Perennou.

 

Dossier réalisé sous la direction de Yves Christen avec la collaboration de Philippe Dufay.

17 Novembre 1984