Le 22 décembre 1938, au large de la
côte orientale de l'Afrique du Sud, un bateau de
pêche captura un poisson inconnu, long d'un
mètre cinquante environ. il s'avéra qu'il
appartenait au groupe des coelacanthes, que l'on croyait
disparu depuis soixante-cinq millions d'années! Ce
"fossile vivant" est peut être un authentique cousin
des poissons intrépides qui tentèrent
l'aventure terrestre. Ses nageoires, puissantes et
lobées, ont déjà l'infrastructure de
véritables pattes locomotrices. Mais son
évolution s'est arrêtée depuis la fin du
primaire et, comble de l'ironie, il ne se plaît que
dans les profondeurs de l'océan!
Un grand nombre de poissons fossiles ont
été proposés comme candidats au titre
d'"ancêtres des tétrapodes", chaque
école briguant pour son protégé cet
insigne honneur. Dans la première moitié du
XIXe siècle furent découverts de curieux
poissons, les dipneustes, qui allaient ébranler la
classique distinction entre poissons -dotés de
nageoires e de branchies- et tétrapodes
-campés sur les pattes et respirant à l'aide
de poumons-. C'est que les dipneustes arborent insolemment
deux accessoires essentiels à la panoplie du parfait
terrestre: les poumons! Les espèces des lacs
africains et sud-américains peuvent survivre
jusqu'à deux ans lorsque leur milieu
s'assèche, se recroquevillant sous la vase et
respirant l'oxygène de l'air au travers d'un
étroit conduit qui communique avec la surface. Pour
certains paléontologues, ces champions de la
respiration aérienne seraient les plus proches
parents aquatiques des tétrapodes.
Fort heureusement, les seuls témoignages de cette
grande épopée de la sortie des eaux ne sont
pas réduits aux restes pétrifiés des
poissons fossiles ou à quelques extravagantes
créatures exotiques. La plus brillante
évocation de ce moment charnière de l'histoire
du vivant nous est racontée par un guide bien
modeste: le têtard. Sa longue queue musculeuse, ses
branchies internes qui captent l'oxygène dissout dans
l'eau évoquent irrésistiblement
l'archétype même du vertébré
aquatique: le poisson. Du "modèle poisson", le
têtard a même hérité d'un
système récepteur très
spécifique, le système latéral.
Grâce à de minuscules cils sensoriels sensibles
au moindre déplacement de l'eau, l'animal est
constamment informé de la direction et de la force
des courants. Il bénéficie de la sorte d'un
véritable "tact à distance" puisqu'il peut
déceler sans même l'avoir vu l'approche d'un
corps mobile par les mouvements de liquide qu'engendre son
déplacement.
Mais cet organisme si bien conformé pour les
exigences de l'eau va connaître de tumultueux
revirements. Ce sont d'abord deux moignons blanchâtres
qui pointent à l'arrière du corps, venant
rompre la belle silhouette hydrodynamique de l'animal,
bientôt transformés en longues pattes
sauteuses. Puis du jour au lendemain, ce sont deux pattes
antérieures déjà parfaitement
formées qui viennent flanquer la tête. Les
événements se précipitent, l'organisme
du têtard étant comme saisi par une
fièvre de transformation, qui va le remodeler de fond
en comble. La masse musculaire de la queue par suite d'un
véritable processus d'"autodigestion". Les
matériaux des tissus désintégrés
sont transportés en d'autres endroits du corps,
où de nouvelles structures s'édifient, par des
cellules phagocytaires mobiles. L'animal cesse de
s'alimenter pendant que la bouche, les mâchoires et le
tube digestif sont entièrement remaniés.
Enfin, les branchies se résorbent pour laisser place
à une paire de poumons fonctionnels qui contraignent
désormais l'animal à faire
périodiquement provision d'air à la surface de
l'eau. Traînant un maigre moignon de queue,
éphémère souvenir de son existence
aquatique, la minuscule grenouille gravit la rive de
l'étang, s'arrachant à son milieu d'origine
pour affronter l'univers terrestre. Les conditions qui
règnent au sol sont tellement différentes que
celles qui prévalent sous l'eau que tout se passe
comme si soudain la grenouille devait changer de
planète. Alors que la masse du têtard
était soutenue par l'eau environnante, du fait de la
poussée d'Archimède, la grenouille à
terre doit supporter seule le poids de son corps grâce
à la solide charpente osseuse de sa colonne
vertébrale et de ses membres. L'air transmettant les
sons beaucoup moins bien que l'eau, la grenouille doit
posséder des tympans très sensibles pour
percevoir les bruits ambiants. Enfin, pour protéger
ses yeux de la poussière et de la dessiccation, elle
a acquis des paupières et des glandes lacrymales qui
les maintiennent constamment humides. Un point favorable
dans ce difficile transfert de la vie aquatique à la
vie terrestre: l'air contient plus de 20% d'oxygène
tandis que la quantité d'oxygène dissoute dans
l'eau est inférieure à 1%. Les processus
respiratoires s'en trouvent facilités d'autant.
Les multiples avatars qui jalonnent le
développement du têtard retracent, en un
raccourci saisissant, l'époque héroïque
où la vie faisait ses premiers pas hors de l'eau.
Cette similitude n'a rien d'une coïncidence. Chez
nombre d'espèces actuelles on trouve des structures
embryonnaires qui sont considérées comme des
vestiges d'organes essentiels à d'autres formes de
vie préexistantes. Ainsi, l'embryon humain porte-t-il
durant un stade fugace des branchies rudimentaires,
"souvenir biologique" de ses ancêtres aquatiques, les
poissons. Chez les grenouilles, c'est durant la phase
larvaire, le stade têtard, que l'on retrouve de
nombreuses structures propres aux poissons, leurs plus
proches ascendants.
Grenouilles, crapauds, tritons et salamandres constituent
la classe des amphibiens encore appelée batraciens.
Ils sont les héritiers directs de nos amphibiens de
l'ère primaire qui "inventèrent", bon
gré, mal gré, l'art de vivre sur terre. Ces
formes révolutionnaires ne constituaient qu'une
étape de transition permettant à la
lignée des vertébrés de faire un
premier pas dans la colonisation du milieu aérien. A
ce titre ils tenaient plus du "poisson
amélioré" que de l'animal terrestre
véritable.
Les amphibiens d'aujourd'hui ont hérité
pour une bonne part de ces défauts de jeunesse que
connaissent inévitablement tous les "nouveaux
modèles" avant d'être parfaitement au point.
Ils sont restés à mi-parcours de la victoire
terrestre. Un pied dans l'eau, un pied à terre. Une
voiture amphibie a l'avantage de franchir les
rivières mais elle roule beaucoup moins vite qu'une
vraie automobile et navigue moins bien qu'un bateau. De la
même façon, les amphibiens nagent moins bien
que les mammifères.
Il est un moment clé dans la vie des amphibiens
où la tyrannie de l'eau pèse de tout son
poids, c'est la saison des amours. Aux premiers beaux jours,
chaque point d'eau -étang, mare, ou même simple
abreuvoir- est le point d'aboutissement de grandes
migrations. C'est un véritable "pèlerinage aux
sources" qu'effectuent grenouilles, crapauds, tritons et
salamandres lorsqu'ils se rendent à leurs noces
aquatiques. Nés dans l'eau, c'est à l'eau
qu'ils reviennent au moment de perpétuer
l'espèce. Leurs oeufs, entourés
entourés par une membrane adhésive
gélatineuse qui gonfle au contact de l'eau dès
qu'ils sont pondus, ne peuvent se développer que dans
un environnement aquatique, à défaut de quoi
ils se dessèchent et pourrissent rapidement. Les
amphibiens payent leur statut de pionniers de la
conquête terrestre en pondant dans l'eau comme de
vulgaires poissons. Ce "passage obligé" par l'eau
qu'exigent leur reproduction et leur vie larvaire est sans
nul doute leur plus lourd handicap. Celui qui les
empêche d'être des terrestres à part
entière.
Les phénomènes de
la métamorphose , qui revêtent une telle
importance dans le milieu des amphibiens, se compliquent
parfois d'anomalies capables de dérouter les
biologistes les plus sagaces. En 1864, pendant la campagne
du Mexique, fut rapporté au Muséum de Paris un
étrange trophée de guerre: une trentaines
d'urodèles totalement dépourvus de
paupières, portant derrière la tête une
belle couronne de branchies rouge corail, qui avaient tout
à fait l'allure de larves, à cette nuance
près qu'ils atteignaient la longueur impressionnante
de trente centimètres. Et ces larves géantes
que les mexicains nommaient "axolotls", poussaient le
paradoxe jusqu'à se reproduire sans jamais se
métamorphoser! Deux années plus tard -les
scientifiques avaient eu le temps de baptiser cette
espèce nouvelle et déconcertante du doux nom
de siredon mexicanus- quelques amphibiens de la seconde
génération eurent le mauvais goût de se
métamorphoser ... en une salamandre terrestre bien
connue en Amérique du Nord: l'ambystome tigre!
L'ambystome peut donc, selon les circonstances, se
métamorphoser en forme terrestre adulte ou bien se
reproduire à l'état larvaire. Pour
désigner cette dernière capacité, les
biologistes ont créé le mot
"néoténie", qui signifie
étymologiquement "jeunesse prolongée".
La néoténie ne privilégie pas
fatalement les caractères régressifs, comme
c'est le cas chez l'ambystome. La capacité, pour une
espèce, de se reproduire tout en conservant, à
l'âge adulte, certains caractères
juvéniles, est même un des moteurs de
l'évolution. L'homme, par exemple, conserve toute sa
vie de nombreux caractères qui, dans le
développement du chimpanzé et des autres
primates, apparaissent de nature strictement
juvénile, telle une très grosse tête (et
un gros cerveau) par rapport au corps. Ce trait
néoténique lui a finalement donné un
avantage considérable sur le chimpanzé. Les
amphibiens n'ont guère évolué depuis la
préhistoire. Ils font figure de "fossiles vivants".
Leurs deux mille huit cents espèces ne font pas le
poids face aux huit mille six cents espèces d'oiseaux
et aux six mille espèces de mammifères.
Ils on apporté deux atouts maîtres menant
à la vie terrestre: la patte et le poumon, sans
toutefois trouver le moyen de se reproduire hors de l'eau.
En "inventant" l'oeuf amniotique, les reptiles ont
assuré le triomphe des vertébrés
terrestres. Oeuf "révolutionnaire",
protégé par une coquille rigide, capable de se
développer à terre, l'embryon baignant dans
une poche remplie de liquide, faisant office de "mare
miniature". Dès lors, la voie était ouverte
aux oiseaux, aux mammifères, à l'homme, ce
lointain fils de l'eau.